Grand défi

Jean-Laurent Cassely : “Le nouveau réseau ferroviaire, c’est le numérique”

Publié le mardi 1 décembre 2020

Jean-Laurent Cassely analyse depuis des années les évolutions de nos modes de vie et de consommation. Ces tendances, souvent ignorées, ont un impact considérable sur l’avenir de l’aménagement du territoire, et dépendent des infrastructures qui y sont déployées. Spécialisé dans l’étude des populations urbaines, il décrivait dans son ouvrage No Fake, paru en 2019, leur aspiration à retrouver de l’authenticité. L’essayiste poursuit son travail d’analyse de la société française en compagnie de Monique Dagnaud dans Génération surdiplômée: Les 20% qui transforment la France, à paraître fin janvier 2021 chez Odile Jacob. 

Pour tp.demain, Jean-Laurent Cassely se penche sur ce que la pandémie et les confinements pourraient avoir comme impact, à court et moyen terme, sur les relations parfois compliquées entre villes et campagnes, l’évolution de nos modes de vie et le rôle des infrastructures dans ces transformations.  Entretien.

TP.demain : Quand on parle d’aménagement du territoire, l’opposition ville / campagnes a-t-elle encore un sens ?

Jean-Laurent Cassely : Dans les grilles d’analyse habituellement employées, on retrouve effectivement l’opposition villes/campagnes, ou encore celle du sociologue Jacques Donzelot autour de la ville à trois vitesses, reprise en partie par le géographe Christophe Guilluy dans Fractures Françaises.

De mon côté, je pense que la grille de lecture qui oppose Paris et « la Province » n’est plus la bonne. C’est celle qu’on a hérité de l’aménagement du territoire traditionnel issu des Trente Glorieuses. A l’époque et jusqu’en 2014, c’est la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) qui avait pour mission de rééquilibrer la Province contre une région parisienne trop puissante. Cette politique a fait émerger ce qu’on appelle les métropoles d’équilibre, des villes dynamiques sur le plan de la population et de l’activité comme Bordeaux, Toulouse, Nantes ou Lyon, ainsi que les villes nouvelles en région parisienne. 

Il faut sortir de ces oppositions : il est aujourd’hui plus juste d’évoquer des tensions entre des métropoles et leurs périphéries. Ce qu’il se passe, c’est que la campagne devient soit une extension du périurbain* depuis laquelle on peut se rendre sur son lieu de travail en ville, soit une sorte de campagne réinventée pour être instagrammable. Mais en aucun cas on trouve une campagne de type retour à la terre « soixante-huitard », qui va avec une coupure totale de la civilisation urbaine. Il y a enfin des espaces délaissés, dits hyper-ruraux, à l’écart des métropoles.

Il n’existe donc pas actuellement de mouvement de “retour à la terre”, qui verrait des urbains quitter la ville pour s’installer à la campagne ?

On retrouve aujourd’hui une forme de retour à la terre mais qui est plus hybride, puisque centrée sur la nécessité de disposer d’une bonne connexion Internet. Quand on parle de l’aménagement du territoire, on dit d’ailleurs souvent que le nouveau réseau ferroviaire, c’est le réseau numérique. Tous les urbains qui déménagent en périphérie ou à la campagne ont comme premier réflexe de s’assurer de la qualité du réseau de télécommunication pour pouvoir télétravailler. 

Beaucoup de territoires ruraux plutôt enclavés en termes de transports essaient d’ailleurs de se rattraper sur l’accès au réseau numérique. Avec cette connectivité généralisée du territoire et le fait qu’il existe peu de zones vraiment inaccessibles en transports, il devient très  compliqué d’envisager une campagne totalement à l’abri de l’influence urbaine.

D’ailleurs l’INSEE a récemment revu sa typologie, en élargissant encore les aires d’influence des villes sur la carte qui fait référence sur le sujet. Pour l’institut statistique, 93 % de la population vit aujourd’hui sous l’influence de la ville. Et il a fallu inventer le terme « multipolarisé » pour qualifier la campagne très éloignée de l’influence d’une aire urbaine, mais qui de fait se retrouve dans l’attraction de la ville d’à côté. Ce sont par exemple des villages dans lesquels les gens peuvent faire la navette autant pour aller travailler à Lyon qu’à Grenoble. Ils n’ont véritablement accès à aucun des avantages des deux villes, ce qui peut créer un sentiment de frustration. 

Quand on parle de choix de vie en termes de lieux d’habitation, la question de l’emploi semble encore prioritaire.

Le grand paradoxe, c’est que beaucoup de gens souhaitent par exemple quitter la région parisienne, mais qu’ils y sont retenus pour des raisons professionnelles. Pendant très longtemps, on devait faire un arbitrage entre la proximité de l’emploi et celle d’un cadre de vie agréable. On a l’impression que le télétravail est en train d’élargir la marge et le périmètre de choix individuel pour nous autoriser à avoir le beurre et l’argent du beurre : vivre au pays des vacances tout en continuant à travailler pour des entreprises situées dans des aires urbaines denses.

Les Américains, qui ont toujours un coup d’avance en termes de labellisation de ce genre de tendances, ont trouvé un nom à cette extension de la zone de prospection immobilière des urbains : les « Zoom towns », en référence au logiciel de vidéoconférence. Ils parlent également de tele-commuting pour le télé-travail, qu’on traduirait littéralement par télé-pendulaire. Les Zoom towns sont des villes qui ne ressortent pas du périurbain pur : on ne peut pas aller bosser tous les matins dans la métropole, puisque ce sont de petites villes situées à la montagne, en tout cas à trop grande distance de la métropole. Ce ne sont donc pas des villes candidates à l’expansion du périurbain traditionnel, mais dans lesquels des urbains s’installent grâce à la possibilité d’y télétravailler. 

Pour la France, on parlerait plutôt de “territoires Zoom” : la Bourgogne, la Normandie ou le Perche et l’ensemble de la toile TGV pour Paris, les Alpes de Haute-Provence pour Marseille, etc. L’idée est de se rapprocher du territoire agréable, celui des vacances, en gardant tout de même la métropole comme point d’attache, puisqu’on y trouve le siège de l’entreprise, les clients, les rencontres, les événements professionnels. Mais ce point d’attache peut se vivre en mode mineur : certains envisagent une inversion entre résidence principale et résidence secondaire, dans laquelle ils passeraient plus de temps dans la semaine en Normandie qu’à Paris par exemple. Évidemment, ce type de choix n’est pas ouvert à tous, même si je pense que cette nouvelle stratégie va traverser plusieurs catégories sociales. 

Vous évoquez ce que l’on qualifie parfois d’exode urbain*. Est-ce une utopie (celle de vivre à la campagne tout en continuant à bénéficier des avantages de la ville), ou une réalité ?

Selon un récent travail de recherche, 30% des travailleurs peuvent techniquement faire le choix de s’installer loin de la métropole pour télétravailler. Il y a clairement une aspiration à s’installer ailleurs qu’au cœur des métropoles, comme le montre une étude publiée par Se Loger après le premier confinement.  Est-ce que cette aspiration dont on perçoit les signes se vérifie dans les faits ? Pas encore, puisque de nombreuses questions se posent pour celles et ceux qui souhaitent changer de mode de vie : les relations avec l’employeur, les enfants, les frais de déménagement et de transport…Je pense donc que cela va rester minoritaire, mais cette aspiration est clairement devenue un nouvel idéal. 

La ville, dans laquelle on a quand même une concentration de services, de magasins, d’offre culturelle, a donc perdu de son attrait dans l’imaginaire collectif ?

Avec les confinements, nous nous sommes rendus collectivement compte qu’une ville est un réseau social très dense, riche, et diversifié. Une fois que l’on coupe ce réseau social, on se retrouve très vite avec une infrastructure surdimensionnée. Ce qui reste alors, ce sont uniquement les contraintes de la densité.

Beaucoup de gens se sont rendus physiquement compte que la vie en ville sans les contacts sociaux n’avait aucun intérêt. Par ailleurs, le Covid étant une maladie du contact, la pandémie a renforcé un désamour de l’imaginaire urbain. La cote d’amour de Paris, sous l’impact des canicules, des grèves, de la violence et de la pollution, avait déjà été bien entamée : le Covid a cloué le cercueil de l’imaginaire parisien. C’est la même chose pour des villes comme Marseille, Bordeaux ou Lyon, mais quand l’imaginaire urbain est mal en point, c’est la ville qui est la plus urbaine qui devient le plus repoussoir. 

Aujourd’hui, la campagne s’érige en “safe space” dans lequel se réfugier, en nouveau territoire d’utopie pour les déçus du rêve urbain, notamment après l’expérience de la gentrification*.

Est-ce que ce vous décrivez pourrait mettre un terme à l’aménagement du territoire à la française, qui découle encore fortement d’une centralisation autour de Paris ?

Non, je ne pense pas. Les gens qui quittent Paris n’emportent pas leur siège social avec eux. On a très peu d’exemples d’entreprises qui s’installent dans d’autres métropoles : l’activité reste très concentrée à Paris. La relation entre Paris et les autres métropoles françaises est similaire à celle qu’entretiennent ces métropoles à leur périphérie : le centre concentre l’activité, les salariés sont dans des villes dortoir, et l’argent circule entre les zones d’emploi et les zones périphériques. On s’est rendu compte qu’il y avait moins de créations d’emplois hors des grandes métropoles. Surtout, les sièges sociaux des grandes entreprises ne se délocalisent pas hors de l’aire urbaine parisienne

Autre frein à cette décentralisation que certains appellent de leurs voeux : les confinements nous ont fait réaliser que rien ne remplace la présence physique, notamment au travail. C’est un des vieux mythes de la Silicon Valley qui en prend un coup. Paris n’est absolument pas concurrencée par d’autres villes sur le plan de la concentration des emplois culturels ou intellectuels. Ce que l’INSEE appelle les fonctions métropolitaines supérieures (les cadres de la recherche, du BtoB, de la culture) représente 1,2 millions de personnes en Île-de-France. En deuxième position, on retrouve Lyon, qui en compte seulement 130 000. 

C’est un problème propre à la France, où on ne retrouve pas de très grosses métropoles régionales comme en Allemagne ou en Angleterre. Londres est par exemple une capitale financière, Berlin une capitale politique. Mais Paris, comme l’explique le sociologue et économiste Pierre Veltz, c’est la capitale de tout : de la finance, de la technologie, des médias et de la culture…Les seules métropoles régionales spécialisées sont celles que l’Etat central a distinguées au cours des Trente Glorieuses : Toulouse avec l’aéronautique, Grenoble avec la recherche…

Ces décisions de l’Etat sont des décisions d’aménagement du territoire. Vous évoquiez le fait que les réseaux de télécommunications sont l’équivalent actuel pour les régions du réseau ferroviaire dans les années 1970-1980. Le déploiement de la fibre, ou de la 5G, est vraiment une priorité pour la périphérie ?

Absolument. Il faut ici rappeler que 6,8 millions de personnes sont privées d’un accès de qualité minimale à Internet. On assiste donc actuellement à une lutte entre les territoires pour obtenir, par exemple, le déploiement de la fibre, ou de la 5G. 

Par ailleurs, ces territoires sont en compétition pour faire valoir leurs qualités climatiques, esthétiques, patrimoniales etc. On n’y pense pas forcément, mais le fait d’avoir un patrimoine architectural notable est très important pour attirer celles et ceux qui songent à s’installer hors métropole. Cela compte aussi puisque tout le monde ne sera pas relié au TGV. En revanche certaines régions peuvent devenir à l’avenir des back-office en relocalisant des activités comme le phoning ou un peu d’industrie. Et tout ceci n’est possible que si les territoires disposent d’un réseau de télécommunication efficace. Mais c’est à double tranchant : le déploiement de la grande vitesse était envisagé pour rééquilibrer le territoire, mais cela a conduit à renforcer la puissance du centre. Le TGV Marseille-Paris, ce sont les Parisiens qui en ont le plus profité. Espérons qu’il n’en soit pas de même pour le déploiement des réseaux numériques, et qu’ils bénéficieront autant aux métropoles qu’à leurs périphéries.

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